L’IA transforme les structures de pouvoir mondiales : l’Europe est-elle laissée pour compte ?
La course à la domination de l’industrie de l’intelligence artificielle (IA) redéfinit l’ordre géopolitique mondial. Celui qui parviendra à maîtriser cette technologie en évolution rapide disposera d’un niveau de contrôle économique sans précédent et gouvernera les nouveaux emplois à grande échelle. Selon de nombreux économistes, nous sommes actuellement en pleine « quatrième révolution industrielle ».
Dans cette lutte de pouvoir, les principales puissances sont les États-Unis, la région Asie-Pacifique (en particulier la Chine) et l’Union européenne (UE). Cependant, chacun suit un modèle différent pour développer cette technologie.
Chine : le plus grand nombre de diplômés STEM au monde
La Chine est le pays qui investit le plus dans l'IA, avec des investissements attendus de plus de 38 milliards de dollars d'ici 2027, soit près de 9 % du total mondial. En Chine, les investissements sont principalement pilotés par l’État, même s’il existe également de nombreuses plateformes technologiques privées dans le secteur.
Sa population est très ouverte aux technologies, ce qui donne accès à l'État à un immense champ d'expérimentation : plus de 700 millions d'internautes. De nombreuses plateformes américaines sont exclues du marché chinois, et le pays compte un nombre beaucoup plus élevé de diplômés en STEM (sciences, technologies, ingénierie, mathématiques) que les autres pays : près de 3,6 millions en 2020, suivi de l'Inde avec 2,6 millions et des États-Unis. États avec 820 000.
Loin derrière, les seuls pays de l'UE qui figurent parmi les 10 premiers pays en termes de nombre de diplômés STEM sont la France et l'Allemagne, avec respectivement 220 000 et 216 000.
La lutte de pouvoir entre la Chine et les États-Unis
En août 2023, le gouvernement chinois a publié une déclaration officielle de « préoccupation » en réponse à une ordonnance du gouvernement américain interdisant les investissements dans les semi-conducteurs et la microélectronique, la technologie quantique et l'IA chinois.
Les États-Unis affirment que ces limites ont été mises en place parce que ces secteurs jouent un rôle clé dans le développement de capacités militaires, de renseignement, de surveillance et de calcul avancées. Alors que le secteur privé est le moteur de la révolution technologique actuelle aux États-Unis, une part importante du financement de la recherche est fournie par la Defense Advanced Research Projects Agency, l’agence du ministère américain de la Défense chargée du développement de nouvelles technologies militaires.
Microsoft et le PIB de la France
Les plus grandes entreprises du secteur de l’IA sont basées aux États-Unis. Ils détiennent un quasi-monopole sur le développement actuel de la technologie et sont des leaders mondiaux en termes de valeur boursière.
Ces macro-entreprises commencent à avoir une influence et un impact au niveau des États. Microsoft est récemment revenu au sommet du marché boursier mondial après avoir augmenté la valeur de ses actions de plus de 50 % en 12 mois, devenant ainsi la première entreprise à dépasser la valorisation de 3 000 milliards de dollars, l'équivalent du PIB de la France.
Au 13 février 2024, le géant pétrolier saoudien Aramco est la seule entreprise non technologique parmi les sept plus grandes entreprises mondiales. Le reste du gâteau mondial appartient, par ordre de taille, à Microsoft, Apple, Alphabet (Google), Nvidia, Amazon et Meta.
L’hégémonie de ces grandes entreprises leur permet d’attirer les talents et elles se développent sur d’autres territoires, notamment européens. Cependant, le rapport HAI Artificial Intelligence Index de l'année dernière montre une baisse frappante de leur attractivité : une baisse notable de l'embauche d'étudiants internationaux aux États-Unis et au Canada, en particulier au niveau de la maîtrise.
Les décisions sont entre les mains d’entreprises privées
Ces grandes entreprises technologiques détiennent un pouvoir incontestable, et pas seulement sur le plan économique. Ils ont accès à des quantités massives de données (la protection de la vie privée et la limitation des fuites de données par la législation sont de plus en plus complexes), une influence politique mondiale (pas seulement aux États-Unis) et une image publique imbattable qui leur permet d’être à la pointe de l’innovation.
Ces entreprises dictent l’orientation de la recherche et de l’innovation dans le monde entier et dominent la recherche de pointe en IA, ainsi que la technologie de base essentielle au renforcement de l’indépendance et de la souveraineté technologiques d’un pays. Il y a seulement quelques années, cette recherche « de pointe » était menée par le monde universitaire, et c'est dans ce domaine que l'Europe a encore un rôle important à jouer.
Les institutions de recherche européennes dépassent celles de la Chine
En Europe, la situation est mitigée, avec un fort soutien de l’État dans certains États membres, principalement en France et en Allemagne, et un nombre important de startups, notamment au Royaume-Uni. Cependant, aucune des plus grandes entreprises technologiques du monde n'est européenne, et le continent ne dispose pas non plus des grandes plateformes entrepreneuriales des États-Unis et de la Chine.
En Europe, il existe une relative aversion au risque. Un autre facteur important est la fuite des talents, car de nombreux diplômés européens partent chercher de meilleures opportunités. Mais l’Europe possède un avantage majeur : elle abrite un nombre important des 100 plus grandes institutions de recherche, soit autant que les États-Unis et plus que la Chine.
Cela se reflète dans le classement des universités les plus prestigieuses en matière de recherche en IA, où les États-Unis sont en tête et l'Europe les suit de près, avec une seule institution chinoise dans le top dix.
Qui paiera pour développer GPT-4 ?
En 2023, 51 modèles d’IA remarquables ont été développés par le secteur privé, contre seulement 15 par le monde universitaire. Cependant, les modèles développés en collaboration entre les deux secteurs ont atteint un niveau record, avec 21 collaborations industrie-université enregistrées l'année dernière.
Un facteur pertinent ici est l’augmentation substantielle du coût économique du développement de ces modèles, qui consomment de grandes quantités de ressources informatiques et énergétiques. Les coûts de formation des modèles de pointe GPT-4 d'Open AI et Gemini Ultra de Google ont été estimés respectivement à 78 millions de dollars et 191 millions de dollars. De tels chiffres sont hors de portée de la plupart des recherches universitaires.
L’Europe emprunte la voie de l’éthique
Le 13 mars 2024, l’UE a approuvé l’AI Act, la première réglementation du monde occidental sur l’intelligence artificielle. La loi est conçue pour être éthique, visant à servir le peuple plutôt que les grandes entreprises. D’autres pays, comme la Chine et les États-Unis, avancent avec leur propre réglementation, mais avec des perspectives très différentes. Même si ce n’est pas son objectif, certains prétendent que la loi sur l’IA étouffera l’innovation dans le secteur.
L’IA apporte avec elle une nouvelle vague d’innovation, promouvant non seulement de nouvelles formes d’entrepreneuriat technologique, mais aussi de nouvelles valeurs telles que l’informatique durable, la confidentialité dès la conception dans les algorithmes et la souveraineté technologique, qui sont toutes présentes dans les nouvelles réglementations de l’UE.
L’Europe milite en faveur de l’utilisation de l’IA dans l’action climatique et dans la construction de la durabilité, ainsi que du développement de l’IA avec de meilleures données et des algorithmes plus écologiques pour la rendre durable. Le courage éthique pourrait bien être la voie vers une position forte de l’UE dans la révolution technologique imparable du 21e siècle.
Cet article est republié à partir de The Conversation sous une licence Creative Commons. Lisez l'article original.